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« Le Nœud démocratique », de Marcel Gauchet : la chronique « philosophie » de Roger-Pol Droit

« Le Nœud démocratique. Aux origines de la crise néolibérale », de Marcel Gauchet, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 252 p., 20 €.
Ce n’est pas une petite crise. Ce que vivent à présent les ­démocraties, partout dans le monde, est un ébranlement profond. Ce qu’on voit, en surface, ce sont les tensions de ces dernières décennies entre le néolibé­ralisme et les populismes. D’un côté la mondialisation, des entreprises plus puissantes que des Etats-nations, un capitalisme sans limites, des élites sans frontières. De l’autre côté, des nationaux qui habitent quelque part et se trouvent appauvris, dépossédés des décisions, persuadés de n’être plus entendus ni écoutés. Tout concorde pour donner à ce clivage multiforme une explication économique qui semble évidente, efficace et suffisante.
L’historien et philosophe Marcel Gauchet s’inscrit en faux ­contre cette vision devenue habituelle. Il ne nie évidemment pas l’impact des processus économiques, mais soutient qu’ils constituent en fait des conséquences, et non des causes. Le capitalisme serait l’enfant de l’histoire, et non son père. De quelle histoire ? Celle du socle de représentations fondatrices dont dépend, souterrainement, la structuration des sociétés. Sous l’économie, il conviendrait donc d’aller chercher une autre infrastructure, où se jouent les métamorphoses du politique, du droit et de l’histoire. Et même la place accordée à l’économie. Comme on le voit, ce n’est pas un mince changement de perspective.
Comment expliquer, dans cette optique, la crise actuelle ? Il s’agit pour Marcel Gauchet d’une crise « dans » la démocratie, plutôt que « de » la démocratie. S’y affrontent en effet des exacerbations de principes : d’une part, les droits des individus et leurs libertés personnelles, d’autre part, la souveraineté populaire et le pouvoir des citoyens en corps. Reste à comprendre pourquoi et comment cette tension ancienne entre l’individuel et le collectif, longtemps surmontée, s’est métamorphosée en conflit aigu depuis la dernière partie du XXe siècle.
C’est là que le texte se révèle extraordinaire. Le penseur y réussit en effet une synthèse et un approfondissement de toute son œuvre, dans un parachèvement de maîtrise et d’intelligence. Il analyse la rupture néolibérale comme l’ultime étape, tardive mais décisive, de la sortie de la religion entraînée depuis plusieurs siècles par l’invention de la démocratie moderne. Avec Le Désenchantement du monde (Gallimard, 1985) et L’Avènement de la démocratie (Gallimard, quatre volumes, 2007, 2010 et 2017), Marcel Gauchet a minutieusement scruté le passage des sociétés anciennes aux démocraties modernes. Les premières sont soumises à une loi qu’elles n’ont pas édictée, celle d’un Autre invisible, extérieur, supérieur et antérieur, et travaillent à reconduire indéfiniment le passé. Les secondes s’engendrent elles-mêmes, se donnant souverainement leurs propres règles, se tournent vers le ­futur, toujours à construire, d’une histoire ouverte.
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